FRÔLER LA CATASTROPHE
Entretien avec Maëlle Dequiedt

Le point de départ de Faire le mur, ce sont trois fragments du Songe d’une nuit d’été de Shakespeare : les scènes dans lesquelles une bande d’artisans essaie de monter un spectacle. Pourquoi avoir choisi de partir de ces scènes ?

Maëlle Dequiedt : Au sein du Songe d’une nuit d’été, les scènes des artisans ne représentent pas plus de quelques pages : ce sont les miettes du festin de Shakespeare. On y suit les aventures d’artisans – d’artistes amateurs – à qui l’on a passé commande d’un spectacle : Pyrame et Thisbé. Ils choisissent la pièce et la répètent avant de présenter à la cour le spectacle décrit comme le pire jamais joué. Sous couvert d’humour et d’insolence, il y a une pensée profonde : une mise en abyme par le dramaturge de son propre artisanat, des questions qu’il se pose : faut-il avoir peur du public ? Faut-il avoir peur de faire peur au public ? Comment jouer un mur ou un lion ? Comment faire entrer la lune sur scène ? Ce sont des défis poétiques que nous lance Shakespeare, des défis absurdes, plus grands que la vie. J’avais envie de prendre ces questions au sérieux pour voir jusqu’où elles allaient nous mener. Mais je ne voulais pas y répondre seule : avec les trois comédien·nes de la jeune troupe de Colmar, des artistes qui débarqueraient avec leurs rêves, leurs doutes et leurs instruments de musique pour apporter leurs propres réponses.

Les scènes des artisans forment un tout disparate, entre jeu, commentaires et débats. Comment fait-on un spectacle à partir de ça ?

Maëlle Dequiedt : Dans notre version, tout se mélange : les comédien·nes répètent, jouent et commentent Pyrame et Thisbé. Pyrame et Thisbé sont voisin·es, tombent amoureux·euse et se parlent à travers le mur mitoyen qui sépare leurs maisons. Mais leurs parents s’opposent à cet amour. Une nuit, tous deux décident de fuir ensemble mais rien ne se passe comme prévu. Cette histoire, les comédien·nes nous montrent comment ils et elle rêveraient de la jouer. Ils et elle jettent sur scène leurs rêves les plus fous. C’est un songe et c’est une utopie.

Outre Pyrame et Thisbé, le troisième personnage de la pièce, c’est Babylone, la ville où vivent les deux amants…

Maëlle Dequiedt : Babylone est l’un des berceaux de l’humanité et elle a été à une certaine époque l’un des phares du monde avant que son nom ne tombe dans l’oubli. C’est aujourd’hui un champ de ruines, un site archéologique situé en Irak, à une centaine de kilomètres de Bagdad.

Lors de la guerre en Irak, la coalition américaine a transformé le site de Babylone en camp militaire : le camp Alpha…

Maëlle Dequiedt : Il existe un rapport de l’Unesco qui documente les dommages subis par le site. Le site a été dégradé par les hélicoptères et les tanks mais ça avait commencé avant 2003. Par exemple, Saddam Hussein y avait fait construire une colline artificielle pour y installer son palais d’été. C’est un lieu plein de blessures qui – au fil des siècles – a été témoin des guerres, des conquêtes, des agressions, des invasions… La part mythique de Babylone – Baal, les jardins suspendus dont on ignore s’ils ont réellement existé – entre en collision avec son actualité la plus récente… C’est aussi une histoire de la violence. Que faire de la violence lorsqu’elle surgit sur scène ? Et que deviennent les histoires emportées sous le rouleau compresseur de l’histoire ?

Comment fait-on cohabiter l’histoire et le mythe ?

Maëlle Dequiedt : C’est une bonne question à une époque où la lutte contre la désinformation est en passe de devenir un sport quotidien. Avant Faire le mur, j’ai travaillé sur une adaptation de La Stratégie du choc de Naomi Klein qui consacre de nombreuses pages à la propagande de guerre. Les frappes chirurgicales, les armes de destruction massive qui n’ont jamais été trouvées… Pyrame et Thisbé est un mythe et, au fond, notre monde continue de produire des mythes. Nous avons besoin d’apprendre à les lire.

Alors que nous abordons la dernière phase des répétitions, on a l’impression que – partant des fragments du Songe –  ton spectacle a beaucoup voyagé : que la pièce de Shakespeare n’est plus qu’un lointain écho, que tu as développé une version originale et très personnelle de cette légende de Pyrame et Thisbé que racontent les comédien·nes sur scène… 

Maëlle Dequiedt : Je pense que cela tient à notre manière de travailler. Nous avons rencontré les comédien·nes, nous avons échangé avec elleux, appris à les connaître, improvisé, suite à quoi mon dramaturge Simon Hatab a écrit un texte et ce texte s’est laissé modifié au fil des répétitions. Oublier le chemin du retour, ce n’est pas grave. Je crois que pour moi, ce que je pensais savoir du spectacle est toujours un peu moins important que ce qui surgit au plateau. 

Vous êtes-vous beaucoup inspiré des comédien·nes ?

Maëlle Dequiedt : Il est important pour nous de parler de l’endroit où nous sommes tout comme il est important que les comédien·nes tirent cette histoire à elleux, qu’elle soit à deux centimètres de leurs corps, même quand elle est gigantesque et date de plusieurs millénaires. Comme si nous étions partis loin et que nous avions oublié le chemin du retour. De Shakespeare, il reste quelques phrases qui hantent le texte. Nous parlons avec ces fantômes.

La pièce de Shakespeare baigne dans une atmosphère magique. Qu’en est-il dans le spectacle ?

Maëlle Dequiedt : Le Songe d’une nuit d’été se passe lors du solstice d’été – le midsummer – la nuit la plus courte de l’année, lors de laquelle on célèbre le renouveau de la nature et de la vie. C’est une parenthèse durant laquelle tout devient possible. J’aime aussi l’idée de brûler le vieux monde pour faire place au monde à venir. Mais le midsummer est aussi une nuit réputée magique, censée abolir les barrières avec l’au-delà, lors de laquelle on dresse de grands feux de joie pour chasser les mauvais esprits. Le théâtre est un feu de joie mais il a également un côté sombre : parce qu’il nous confronte à des régions inconnues de nous-même, à des parts de notre personnalité que nous n’avons pas envie de regarder en face, parce qu’on peut jouer jusqu’à ne plus s’appartenir. C’est un feu qui peut nous brûler si l’on s’en approche trop près.

Shakespeare décrit Pyrame et Thisbé comme la pire pièce jamais écrite et dans ta version, Pyrame meurt en disant : “Je ferai mieux la prochaine fois.”… 

Maëlle Dequiedt : “Nous ferons mieux la prochaine fois.”, c’est une phrase de Shakespeare. Sauf qu’elle est prononcée à la fin du spectacle à propos de la performance des artisans et nous l’avons déplacée à la mort de Pyrame. C’est la bonne phrase mais au mauvais endroit. 

Il y a peu tu as créé une performance en Allemagne autour de la compositrice Barbara Strozzi, pour laquelle tu t’es inspirée de figures de comiques ratés tels que le génial Andy Kaufman. Qu’y a-t-il de fascinant dans l’échec ?

Maëlle Dequiedt : La question de l’échec m’intéresse pour plusieurs raisons. J’aime l’humour embarrassant d’Andy Kaufman car, à la fin de ses sketchs, on ne sait si l’on doit rire ou pleurer. Je pense qu’un spectacle devrait toujours laisser cette liberté au public. Mais travailler sur cette compositrice – célèbre en son temps avant d’être bizarrement mise de côté – m’a fait prendre conscience que la question de l’échec pouvait cacher une réflexion plus profonde : comment trace-t-on la frontière entre la réussite et l’échec ? Quel est le revers de la “fabrique du génie” ? Comment décide-t-on de ceux qui passeront à la postérité et ceux qui resteront à la porte de l’histoire ? La question est politique et ce n’est sans doute pas un hasard si – chez Shakespeare – elle est portée par des artisans qui subissent le mépris de la cour…

Ce spectacle est créé dans le cadre du dispositif Par les villages de la Comédie de Colmar. Que le spectacle soit destiné à l’itinérance a-t-il joué sur sa forme ?

Maëlle Dequiedt : C’est une chance pour nous de jouer devant des publics nombreux, divers et variés. La scénographie imaginée par Heidi Folliet joue sur la proximité et crée les conditions d’une rencontre possible avec le public. Notre spectacle s’appelle Faire le mur, ce qui fait bien sûr référence au mur à travers lequel se parlent Pyrame et Thisbé. Mais c’est aussi le mur invisible qui sépare la scène du public : comment le faire tomber chaque soir pour réunifier pendant une heure ces deux états indépendants ? Dans la pièce de Shakespeare, les comédiens sont amateurs et ce mot signifie ceux qui aiment.

Propos recueillis par la Comédie de Colmar – Centre Dramatique National Grand Est Alsace