UNE IMPROVISATION SANS FIN
Pouvez-vous présenter David Graeber, dont la pensée a inspiré cette performance ?
Maëlle Dequiedt : David Graeber est un penseur et militant anarchiste américain. Son œuvre foisonnante embrasse des sujets essentiels tels que le sens du travail, la démocratie, les origines du capitalisme, la dette, les mouvements d’occupation… Elle constitue un apport décisif dans le champ politique. Sa disparition soudaine en 2020 a laissé un grand vide. Notre performance se base sur son essai paru en 2013 – The Democracy Project: A History, a Crisis, a Movement – traduit en français sous le titre de Comme si nous étions déjà libres. Il y revient notamment sur son expérience d’Occupy Wall Street, ce mouvement politique né en réaction à la crise financière de 2008 et dont il a été l’une des figures importantes.
Comment interprétez-vous le titre de cet essai, The Democracy Project ?
Maëlle Dequiedt : La pensée de Graeber est hantée par cette question : vivons-nous réellement en démocratie ? Parmi les menaces qui pèsent sur la démocratie, il distingue bien sûr la montée des fascismes et des régimes autoritaires, mais également la privatisation de l’intérêt collectif ou les garde-fous qui permettent aux dirigeants de faire abstraction du résultat des urnes s’il leur déplaît… Il étudie la situation aux États-Unis mais ses propos ont une résonance forte avec ce que nous vivons aujourd’hui en Europe et en France.
Pourquoi sa réflexion vous intéresse-t-elle en tant que metteuse en scène ?
Maëlle Dequiedt : Son approche anthropologique de l’anarchisme constitue l’une de ses grandes forces. Il ne délivre aucune vérité : sa pensée est en perpétuel mouvement. Sa réflexion sur les modes d’organisation politique dans les mouvements d’occupation nous amène également à questionner les rapports de pouvoir, de hiérarchie et de domination qui s’exercent au sein d’un projet artistique, à l’intérieur même du processus de création. Lorsqu’on crée des formes qui mêlent musique et théâtre (MusikTheater), ce questionnement fait partie de l’ADN du genre : à plus forte raison lorsqu’on entend placer les interprètes en position de créateur·ices. Quelle est leur part réelle de liberté ?
Comment avez-vous travaillé avec les trois interprètes présent·es au plateau ?
Maëlle Dequiedt : Nous avons lu l’essai de Graeber tout en parlant de leurs vies et de leurs aspirations. Nous sommes parti·es d’une interview publiée lors de la sortie du livre, qu’ils se sont appropriée jusqu’à y projeter leurs propres questionnements et leurs propres mots. Nous avons beaucoup improvisé. Il y a une expression de Graeber qui dit que la révolution sera une improvisation sans fin. L’improvisation est la base de notre travail : elle est pour nous un outil de création autant qu’un levier politique. Nous travaillons à partir de ce que nous appelons des “tentatives” : reprendre à trois la chanson qui les faisait rêver adolescent·es, surmonter en groupe la difficulté d’une pièce qu’ils ou elles ont toujours voulu jouer sans jamais y parvenir seul·es… En tant que metteuse en scène travaillant sur des écritures de plateau, je crois que la dimension politique d’un spectacle doit être portée par ses interprètes.
Vous souvenez-vous de la première fois où vous avez croisé la pensée de Graeber ?
Maëlle Dequiedt : C’était un texte sur lequel je suis tombée par hasard, intitulé La fille du réparateur de climatiseurs du Nebraska. Ce texte posait une question simple : pourquoi est-il plus difficile pour un réparateur de climatiseur du Nebraska d’imaginer sa fille artiste que dirigeante d’une grande compagnie pétrolière ou d’assurance ? Bizarrement, cette question m’a parlé, à moi qui ne suis ni américaine ni issue de la classe ouvrière : je me suis souvenue de mes études de violoncelle au Conservatoire de Nevers, de mon prof de musique qui me soutenait qu’une femme cheffe d’orchestre ça n’existe pas… Je crois que, dès l’enfance, nous développons une conscience aiguë des possibilités qui s’offrent à nous et que nous passons notre vie à négocier avec ce qu’on appelle le réel.
Entretien réalisé dans le cadre du Festival Musica