Comment est né le projet Les Noces, variations ?
Maëlle Dequiedt : Lorsque l’Opéra de Lille nous a proposé de travailler sur Les Noces de Figaro en intégrant un chœur de plusieurs centaines d’enfants, nous avons réfléchi à quelle pourrait être sa place dans l’opéra de Mozart. Autant la présence des enfants est évidente dans un ouvrage comme La Flûte enchantée qui – à un certain niveau – peut-être lu comme un conte, autant elle ne l’est pas dans Les Noces de Figaro. L’enfant des Noces c’est Chérubin. Or, sa présence dans le château d’Almaviva est rendue problématique : il n’a pas le droit de pénétrer dans les chambres de Suzanne ou de la Comtesse et, à chaque fois que le Comte le croise, il menace de le tuer. Il finit d’ailleurs par se débarrasser de lui en l’envoyant à l’armée où les lecteurs de La Mère coupable – troisième pièce de la trilogie de Beaumarchais – savent qu’il trouvera la mort. Il est donc en sursis, comme si cette petite société aristocratique dévorait ses propres enfants. Je pense que c’est aussi symptomatique de leur rapport à l’avenir : nous parlons d’un monde déjà mort, qui vit replié sur lui-même, dans une parenthèse de l’Histoire, refusant absolument de voir les nuages de la Révolution qui s’amoncellent. Chérubin représente tout ça. En somme, rien ne préparait l’opéra de Mozart à recevoir ces 300 enfants, pas plus que la petite société d’Almaviva n’était prête à accueillir la Révolution à venir.
Comment as-tu surmonté cet apparent paradoxe ?
Maëlle Dequiedt : Il y a une phrase de René Char qui dit : « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament ». Nous nous sommes dit que, si les enfants n’étaient pas les bienvenus dans l’œuvre, alors ils s’y inviteraient eux-mêmes, sans demander la permission. Et que le spectacle allait raconter ça, l’histoire de sa propre genèse : cette rencontre – parfois ce choc – entre les enfants et l’ouvrage, l’arrivée des enfants dans le château du Comte qui, grâce à la vidéo, serait tout l’Opéra de Lille. Et cette histoire nous intéresse beaucoup : avec notre compagnie, nous travaillons au théâtre et à l’opéra, nous évoluons dans ce qu’il est convenu d’appeler le « milieu culturel » et c’est une chance incroyable. Mais nous n’ignorons pas que la culture peut également devenir une arme de destruction massive, quand elle est utilisée pour perpétuer un certain état du monde, pour reproduire à l’infini les relations entre les maîtres et les valets. Dans Les Noces de Figaro, il y a cette scène où Figaro chante un menuet (Se vuol ballare). Il dit : « Si vous voulez danser, Monsieur le petit Comte, je vous jouerai de la guitare… ». Ça paraît anodin, mais, à ce moment-là, il détourne la forme musicale du menuet – qui est une danse de cour, donc aristocratique par excellence – pour la retourner en saillie contre le Comte. Comme si, par la musique, Mozart nous fournissait des armes. De la même façon, comment les enfants peuvent-ils s’approprier ce fragment de notre héritage culturel qu’est un opéra de Mozart et le transformer – le recréer – pour pouvoir s’en servir à leur tour. Après tout, Les Noces de Figaro est un opéra pré-révolutionnaire, non ?
Certains considèrent que Mozart et Da Ponte ont beaucoup adouci le tempérament révolutionnaire de la pièce de Beaumarchais, notamment en supprimant le monologue de Figaro qui, à l’acte V, s’en prenait directement aux privilèges de la Noblesse (« Vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus »)…
Maëlle Dequiedt : À vrai dire, j’ai plutôt l’impression que Mozart déplace la subversion dans la forme musicale même : que ce soit dans le menuet que j’ai cité plus haut, dans le chœur final qui semble exploser de toute part ou encore dans cette scène où Suzanne revêt les vêtements et imite le style de sa maîtresse pour tromper le Comte, on dirait que la musique de Mozart est une substance hautement inflammable, de la poudre qui menace constamment de prendre feu…
Peux-tu nous dire quelques mots du processus de création avec le compositeur Arthur Lavandier ?
Maëlle Dequiedt : On ne fait pas impunément entrer 300 enfants dans le château du Comte Almaviva. Nous avons travaillé à partir de « flashs », d’intuitions musicales ou visuelles. Nous avons essayé de désapprendre l’opéra de Mozart. Il était important pour nous que notre spectacle ne nécessite aucun prérequis particulier : que ceux qui n’ont jamais vu d’opéra puissent le comprendre, et que ceux qui connaissent déjà Les Noces puissent tout oublier à l’entrée de la salle… Ensuite, nous avons laissé l’œuvre se transformer dans la rencontre avec les enfants. Nous nous sommes laissé surprendre par leur regard pour que ce regard devienne lui-même créateur. Nous avons beaucoup parlé avec eux. Le philosophe Jacques Rancière dit qu’il n’est pas de discours émancipateur qui ne laisse toute sa place à celui qui l’écoute, alors nous souhaitions que les enfants prennent pleinement leur place dans ce dialogue avec l’ouvrage original. J’aime travailler le réel, partir de « situations zéro », dessiner sur scène des figures à la frontière des personnages et des interprètes… Le spectacle s’est nourri de tout ça.
Travailler avec des enfants est-il spécifique ?
Maëlle Dequiedt : Pas vraiment. En tant que metteuse en scène, j’organise la rencontre des interprètes et de l’œuvre. Il n’y a pas de différence fondamentale que je travaille avec des enfants ou des adultes.
Je te donne une expression que nous avions écrite pour annoncer le projet, il y a un an, et tu me dis si, un an plus tard, tu es toujours d’accord : « Mettre l’opéra de Mozart sens dessus dessous ».
Maëlle Dequiedt : Je ne sais pas si je suis d’accord avec cette idée et je ne crois pas qu’Arthur le serait non plus. Ça laisse entendre qu’on a fait violence à la musique. En fait, ce débat pour savoir si l’on respecte ou non l’œuvre originale m’ennuie. Il ne m’inspire pas. Je ne sais pas trop. Je pense qu’on est là pour dialoguer avec Mozart et sa musique est un partenaire de jeu exceptionnel : sa puissance incroyable, c’est justement qu’elle peut toujours libérer de nouvelles images. Et puis Mozart est un compositeur rusé. Il aime beaucoup que le livret dise une chose et que la musique en dise une autre. C’est sans doute ce qu’il fait à la fin de Così fan tutte ou des Noces : le texte dit la réconciliation, la musique chante la colère… Rien ne prouve que c’est en faisant une pâle illustration du livret qu’on lui rend justice. Au fond, je crois que Mozart nous invite à désobéir.
Le spectacle sera également donné au Théâtre de Denain. Comment ce projet s’articule-t-il avec la résidence que tu as commencée pour trois ans dans cette ville avec ta compagnie ?
Maëlle Dequiedt : Notre compagnie – La Phenomena – fait partie du Pôle européen de création de Valenciennes-Amiens. Quand Caroline Sonrier, la directrice de l’Opéra de Lille, nous a proposé le projet des Noces, variations, nous lui avons parlé du travail sur le territoire que nous commencions avec Romaric Daurier, le directeur du Phénix (la scène nationale de Valenciennes). Ce travail incluait également une résidence longue à Denain, une ville proche de Valenciennes, où il se trouve que l’Opéra de Lille menait déjà un atelier Finoreille. Caroline Sonrier nous a alors proposé que le spectacle soit joué à Denain et le Phénix a apporté son concours à la réalisation de cette représentation. C’est une idée qui a beaucoup de sens pour nous car elle nous permet d’articuler notre travail à l’opéra, au théâtre et sur le territoire, tout en essayant de continuer de décloisonner les genres et les publics. Nous sommes d’ailleurs en train de réaliser un court film avec des enfants de Denain sur le thème des Noces. Une manière de continuer à interroger avec eux la musique de Mozart…
Propos recueillis par Simon Hatab.