POUR EN FINIR AVEC LA PASSION
Entretien avec Maëlle Dequiedt

Hurlevent est un monument de la littérature mondiale qui a marqué des générations de lectrices et de lecteurs, un roman écrit par une autrice à une époque où les autrices étaient rares. Pourquoi avoir choisi d’en faire un spectacle ?

Maëlle Dequiedt : J’ai été fascinée par cette œuvre bizarre, pleine de mystère et de contradictions. Emily Brontë est une autrice désobéissante. Elle a transgressé les normes, elle n’a pas fait ce qu’on attendrait d’elle. Elle représente un modèle de liberté dans l’acte de création. Son geste d’écriture est pour moi comme un appel à nous lancer dans ce voyage vers l’inconnu, dans cette recherche ouverte et libre avec des actrices et des acteurs que j’aime

Pourquoi dis-tu qu’il s’agit d’une œuvre contradictoire ?

Maëlle Dequiedt : À propos de Hurlevent, on a souvent l’image d’une grande histoire d’amour romantique. Mais ça n’est pas ça. C’est une œuvre violente, brute, noire, scandaleuse, sale, immorale. Georges Bataille lui consacre un chapitre dans son étude sur La Littérature et le mal. Les personnages sont rugueux, opaques : ils ne laissent pas passer la lumière. C’est un roman qui nous résiste, qui ne cherche pas à plaire, qui ne s’excuse pas d’être ce qu’il est et je pense que c’est en cela qu’il nous touche.

Comment expliquer cet écart, cette confusion entre le roman, l’image qu’il renvoie et la fascination qu’il exerce ?

Maëlle Dequiedt : Peut-être parce qu’on l’a lu il y a longtemps et qu’on l’a oublié. Peut-être parce qu’on ne l’a pas lu du tout. (Au fond, il arrive que l’on entretienne une relation très forte avec des œuvres qu’on n’a pas lues.) Dans leur essai Pour en finir avec la passion, les critiques Sarah Delale, Élodie Pinel et Marie-Pierre Tachet évoquent Hurlevent et parlent de la passion amoureuse comme du nom que l’on donne, selon les époques, à un certain type de relation de domination entre les hommes et les femmes. Elles parlent aussi de ces œuvres que l’on croit connaître et qui finissent éclipsées par leur propre légende. Il peut s’agir d’histoires qu’on a découvertes à l’adolescence  – des romans, des films, des séries… –  qui ont contribué à nous construire et avec lesquelles nous nous trouvons en désaccord à l’âge adulte. Que faire de ces fictions ? Et si nous nous en séparons, si nous renions ces histoires qui font partie de nous, que reste-t-il de nous ?

Alors que nous nous armons aujourd’hui de grilles de lectures et de concepts qui nous permettent de mieux mesurer les différentes formes de domination, la solution est-elle de renoncer à ces histoires ?

Maëlle Dequiedt : Je ne suis pas sûre que le renoncement soit la solution. Que nous  le voulions ou non, nous sommes faits d’histoires, de fictions brisées, de récits inassouvis… Une autre voie est de nous replonger dedans,  de les revisiter pour se les réapproprier, de retraverser ces grands espaces parfois malaisants que nous avons fréquentés enfants ou adolescents… Lorsqu’on lit Hurlevent, on peut être choqué par la violence sadique perpétrée par Heathcliff… Mais une œuvre contient sans doute en elle-même la possibilité de sa propre contestation : elle est le poison et le contre-poison. Il y a cachés dans Hurlevent, quelque part sur la lande, les instruments pour détruire notre captivité. Et si l’on creuse, on découvre – au-delà de domaine supposé loin du monde – un arrière-plan politique qui hante le roman…

Quel est cet arrière-plan politique ?

Maëlle Dequiedt : Le roman ne dit rien de l’identité de Heathcliff – celui par qui tout commence et tout finit. On sait juste qu’il est un enfant abandonné que le père de famille Earnshaw – ramène un jour qu’il revient de Liverpool et va élever comme son fils. De Heathcliff, il est juste dit qu’il est “de la couleur du diable” – une expression qui a passionné les critiques. On s’accorde aujourd’hui à dire qu’il est probable que la famille de Heathcliff ait été victime de la traite à une époque où Liverpool était le plus grand port de traite d’Angleterre et alors que les débats faisaient rage sur l’abolition de l’esclavage. Hurlevent est aussi un roman de l’anéantissement social.

Quelles pistes imagines-tu suivre pour l’adapter à la scène ?

Maëlle Dequiedt : Plutôt qu’une adaptation littérale, je veux transposer la langue brûlante d’Emily Brontë avec les moyens propres au théâtre dans une version très personnelle. J’imagine une scénographie avec un rapport fort au paysage. Hurlevent contient des images puissantes : la lande battue par le vent et la pluie, ce domaine hanté par trop d’histoires de générations en générations. Pour reprendre l’idée de David Lynch, l’image devient ici obsédante au point de générer le récit. Le récit est la légende qui s’écrit sous l’image. Je souhaite que les interprètes s’emparent des visions, des impressions du roman et les portent en les nouant avec leur expérience intime de l’œuvre pour les faire résonner au présent. Je suis également inspirée par le rapport à la langue anglaise. Dans notre dernier spectacle – Stabat Mater – certaines séquences étaient en italien. Pour Hurlevent, j’aimerais qu’il y ait a des allers-retours entre le français et l’anglais, que l’on puisse se perdre dans la musique de la langue.

Peux-tu nous parler de ces interprètes ?

Maëlle Dequiedt : Hurlevent est une histoire de fantômes et chaque interprète sera amené à jouer différentes figures qui reviennent au fil des années et des générations. Séphora Pondi jouera à la fois Catherine et sa fille, la petite Cathy, Youssouf Abi-Ayad jouera Heathcliff, Lucas Faulong jouera Edgar et Isabelle Linton et parfois les deux à la fois, Émilie Incerti jouera Nelly, la servante et dépositrice de l’histoire qui est aussi une figure de l’autrice elle-même. Ce sont des interprètes dotés d’un imaginaire scénique et une physicalité puissante. Très à l’aise dans l’improvisation, ils sont de vrais créateurs de plateau. Hurlevent, je veux le raconter par les corps et les histoires que portent les corps.

Tu évoquais tout à l’heure l’essai de Bataille – La Littérature et le mal. La question du “mal” posée par Bataille est intéressante à plusieurs niveaux : avec ses scènes violentes jusqu’à l’excès – comme celle où Heathcliff déterre le cadavre de Catherine pour l’embrasser une dernière fois – Hurlevent a généré une large postérité de romans gothiques, romances fantastiques et autres films de vampires…

Maëlle Dequiedt : Il est intéressant d’aborder non seulement le roman par ses sources d’inspirations mais aussi par cette postérité qui nous est proche – beaucoup de ces œuvres – films et séries – font aujourd’hui partie de la pop culture. Mais la question du mal posée par Bataille dépasse les vampires et les loup-garous… La littérature pose la question de ce que signifie ce mot, dont le sens varie au cours du temps. Poser la question du mal, c’est se demander, selon les époques, ce que la société choisit de mettre au ban. Le mal est une hypothèse, un point de départ, le début du voyage.

La réflexion de Bataille s’articule également avec l’enfance : partant de l’idée que la littérature est “l’enfance enfin retrouvée”, il se demande si, dans cette enfance, il existe une vérité… Le spectacle est titré Hurlevent + La Ville de verreGlass Town étant une œuvre de jeunesse des frère et sœurs Brontë – et le projet est présenté comme inspiré “du roman et de la vie d’Emily Brontë”…

Maëlle Dequiedt : La Ville de verre ou Glass Town a été écrit par les frère et sœurs Brontë enfants. Ils ont développé une mythologie personnelle en inventant un monde utopique, un royaume imaginaire régi par ses propres lois. Ce n’est pas un récit unifié mais éclaté, au fil du temps, en une somme de poèmes. Dans Hurlevent, Catherine et Heathcliff enfants jouent ensemble et c’est en grandissant que la société les sépare, fabriquant de la haine. En contrepoint à cette histoire de vengeance d’outre tombe, j’avais envie de plonger dans l’enfance, là où tout à commencé. Le spectacle sera construit comme un diptyque. En plus des figures du roman, les quatre comédiennes et comédiens assument les rôles des quatre frère et sœurs Brontë pour invoquer cet univers. “Quand tu seras revenu au point de départ, tu te rendras compte que tu n’étais jamais parti.” (C’est une phrase de Twin Peaks.)

Comment ces matériaux romanesques et biographiques vont-ils se nouer ?

Maëlle Dequiedt : C’est tout le travail que nous faisons en amont de la création, cette saison, à travers les laboratoires que nous menons. Si j’adapte un roman sur scène, c’est pour creuser le texte encore et encore jusqu’à en faire naître une étincelle de théâtre…

Il y a toujours une dimension musicale dans tes spectacles. Pour Hurlevent, tu collabores avec la compositrice et performeuse Nadia Ratsimandresy…

Maëlle Dequiedt : Nous travaillons avec Nadia qui nous accompagne dans le processus et se produira live au plateau. Elle joue des ondes Martenot, instrument précurseur de l’électro. C’est un instrument qui traverse les époques : il peut produire un son vintage ou high-tech. Il a le pouvoir de suggérer le paysage musical : la lande, le vent et la pluie… Sa musique est composée sur le vif. Elle explore la totalité du spectre musical, du son brut à la mélodie.

Tu collabores également, pour la seconde fois, avec la chorégraphe ukrainienne Olga Dukhovna…

Maëlle Dequiedt : Oui, nous avions déjà travaillé ensemble pour Stabat Mater. Elle aime à dire qu’elle travaille sur le recyclage des gestes : comment nous sommes faits de gestes, qui viennent de loin, qui constituent notre héritage, que nous nous approprions et que nous recréons quotidiennement. C’est drôle parce qu’avec Olga, notre rencontre est – d’une certaine façon – liée à Hurlevent. À Bruxelles, elle dansait à Bozar dans 20 danseurs pour le XXe siècle de Boris Charmatz dont elle est une collaboratrice de longue date. Elle devait présenter un extrait d’un ballet russe mais ce n’était pas possible pour elle car la Russie venait d’envahir l’Ukraine. Alors, à la place, elle a dansé Wuthering Heights, la géniale chorégraphie de Kate Bush. Pour moi, cette danse fait partie de “l’univers étendu” du roman qui nous inspire.

Propos recueillis par Simon Hatab