MON NOM SIGNIFIE “BARBARE”

On sait peu de choses de Barbara Strozzi. Compositrice majeure et mystérieuse de son temps, son statut de femme l’empêcha d’exporter son talent hors de la sphère privée. À Venise, elle exerça son art entre les quatre murs de l’académie fondée par son père où, en plus de performer ses pièces musicales, elle animait des débats philosophiques sur des sujets de société. Les spectateur·rices étaient pour la plupart des amis de son notable de père et il fallait une force de caractère certaine à la jeune fille pour se produire devant ce public presque exclusivement masculin aux allures de boys club. Cette force de caractère lui attira les foudres de ses détracteurs qui la calomnièrent violemment, à une époque où l’on se demandait si les femmes avaient une âme ou si elles étaient plus proches du singe que de l’homme. Un tableau la représentant le sein dénudé lui valut une réputation de prostituée.

L’histoire de Barbara Strozzi a inspiré Maëlle Dequiedt pour imaginer cette performance : un monde renversé dans lequel le public est accueilli sur scène et les interprètes jouent dans la salle. Accompagnée par son collectif La Phenomena et les équipes du Hessisches Staatstheater Wiesbaden, elle collabore avec les chanteur·ses de l’ensemble permanent. Le travail de cette metteuse en scène française s’inscrit à la frontière de l’art et de la vie, plaçant les interprètes en positions de créateur·rices. Pour ce Salon Strozzi, elle a travaillé à partir d’entretiens avec les chanteur·ses : que signifie être un·e chanteur·se aujourd’hui ? Comment leur carrière s’accorde-t-elle avec leur vie ? Que signifie mourir chaque soir sur scène en jouant Violetta ou le Commandeur ?

Le brouillard qui entoure Barbara Strozzi permet à chaque interprète d’investir et de s’approprier cette figure. Chacun·e vêtu·e de la même robe incarne une facette de la compositrice, mêlant ses propres mots aux témoignages historiques. Le spectacle voit s’enchaîner de petits numéros à la manière d’un cabaret. Ces numéros ont été préparés par les chanteur·ses qui ont contribué à leur donner une couleur personnelle. Mais plus le temps passe, plus nous nous enfonçons dans la nuit et plus ce que nous pensions connaître devient mystérieux.

Lorsque le rideau de fer s’ouvre, à l’image de Barbara Strozzi, le public est invité à pénétrer dans des espaces qui lui étaient jusqu’alors refusés. L’auditorium est alors envahi par de mystérieux gorilles. Ce qui était un débat philosophique se transforme en une expérience grandeur nature où l’on ne sait plus qui observe qui. Qui sont ces étranges créatures ? On songe aux Guerillas Girls, ce groupe d’activistes né dans les années 1980 pour dénoncer l’effacement des créatrices dans le monde des arts. “Mon nom signifie barbare”, déclare un interprète, rappelant le mot qui, dans l’antiquité, servait aux Grecs pour désigner les peuples extérieurs.

Coconstruit avec les interprètes, le spectacle assume des références variées – d’un film de la réalisatrice Céline Sciamma à un comics du dessinateur Alan Moore. La metteuse en scène aime aussi l’humour raté et embarrassant à la Andy Kaufman – le comique qui a marqué d’une trace indélébile l’histoire de la télévision américaine – l’humour de celleux dont on ne sait si l’on doit rire ou pleurer à la fin de leurs sketchs. Barbara Strozzi a été célébrée en son temps avant d’être bizarrement mise de côté et la présence de ces outsiders dans un spectacle qui lui est dédié cache sans doute un questionnement plus profond : comment trace-t-on la frontière entre la réussite et l’échec ? Quel est le revers de la “fabrique du génie” ? Comment décide-t-on de celleux qui passeront à la postérité et de celleux qui resteront à la porte ?

Note coécrite par les dramaturges Balthazar Bender, Simon Hatab et Hanna Kneißler