PASSER À AUTRE CHOSE
Marcos Caramés-Blanco

Trigger Warning (lingua ignota) est un texte qui prend le parti de représenter le monde d’Internet à travers une suppression de l’image au profit du langage. L’écriture pose la question de comment les interactivités virtuelles du monde d’aujourd’hui opèrent en transformant le langage que nous utilisons. Je construis le texte à la recherche d’une partition la plus précise possible, en utilisant principalement du matériau préexistant en cut-up, montage et collage (tweets, posts et des stories Instagram, vidéos YouTube, commentaires, etc.). Ce travail a commencé par la mise en place d’une veille sur les réseaux sociaux. À la manière d’un·e archéologue ou d’un·e archiviste, je passe des mois à collecter de la matière, profuse, dense, avec laquelle former un bloc au sein duquel tailler, définir, sculpter. Puis il s’est agi de décrire les images, les décrypter, les donner à entendre. Et enfin, de tout noter, tout ce qui passe sur l’écran, les minutes, les commentaires, les « afficher la traduction », et les parasites que l’on ne remarque plus dans l’usage quotidien du smartphone. C’est donc avant tout un travail de langue qui s’invente. Une lingua ignota, pour reprendre l’invention de la compositrice Hildegarde de Bingen au XIIème siècle. Signifiant langue inconnue, ignorée en latin, il s’agit d’une langue musicale qui utilisait 23 caractères et comporte environ 1000 mots, et dont l’usage est resté énigmatique. Je pense à cette langue des réseaux, de la jeunesse, cette musique, comme un terrain d’exploration qui n’a pas encore été complètement défriché par le théâtre. Je me dis que moi aussi, c’est comme si j’essayais d’inventer une langue pour composer une partition de musique. Une partition sensorielle, plastique, qui suit la mécanique des réseaux sociaux en faisant descendre sur la page et prononcer à l’oral chacun des éléments apparaissant sur l’écran allumé, comme autant de fictions contenues entre les mains de Zed. Une partition qui utilise aussi, au sein du texte, de la musique contemporaine préexistante pour saisir un endroit de l’espace mental du personnage. Une partition pour différentes voix mais un seul corps et un seul objet, un seul corps qui se confond dans l’objet, qui tombe lorsque l’objet tombe, rayonne lorsqu’il s’éclaire. Car sous la matière épaisse du bloc qui forme la langue, il y a le personnage de Zed, et la fiction dont elle est le cœur, et qui se joue entièrement dans ses doigts, dans les gestes de swipe, clique et verrouillage. Ce n’est pas simplement une expérimentation formelle, mais aussi le déploiement d’un personnage et de son corps, son récit – une tentative de travailler à la fois l’expérience poétique d’un côté, mais aussi l’incarnation, la pure fiction situationnelle. La fable qui apparaît très progressivement, en soubassement, est celle d’une cavale tragique sur un smartphone, au cœur de la nuit. L’histoire d’une tentative de fuite : fuite d’une image qui court les réseaux, d’un raid de harcèlement qui rôde, sous-jacent, dans les mains de Zed, fuite d’une relation toxique, d’une amitié consolatrice. Une fuite de soi, aussi, de ses assignations identitaires. Un élan pour s’éloigner du spectacle de la destruction de sa propre image, puis de son être, dans l’assaillement et le sacrifice. Trigger Warning, c’est l’histoire d’un corps traqué qui scrolle pour passer à l’image suivante, espérant, par ce geste répété, passer à autre chose. Il m’a semblé qu’Internet, au-delà d’être un signe du contemporain ou un décor pour cette fiction, pouvait être pris comme une forme, un espace. Un espace psychique, mental, fait de fragmentation, de morcellement, de densité qui nous échappe. Cette dramaturgie du smartphone faite de connexion/déconnexion, gestion du flux, verrouillage/déverrouillage, dissociation m’évoque l’expérience de la crise d’angoisse, qui va former aussi la crise dramatique de Trigger Warning, avec ici la donnée supplémentaire du regard des autres. Ce qui anime l’écriture n’est pas tant de représenter Internet à distance pour le désigner comme cause de la crise, ce que ferait un discours sociologique par exemple. C’est plutôt du côté de l’immersion que se trouvent mes questionnements, avec une écriture de l’Internet comme forme plastique et temporelle – comme la forme adéquate pour représenter le trauma. Pour cela, j’ai tenu à ce qu’on soit complètement dans le point de vue de Zed. C’est elle qui fait défiler les éléments sur le smartphone, elle qui décide à qui elle répond, ce qu’elle répond, elle qui décide aussi les images auxquelles nous n’aurons pas accès en tant que spectateur·rice·s. Il s’agit d’être dans son regard à elle, dans sa situation, dans ses mains, sentir son endroit, se mettre à sa place. Zed est toujours en avance sur nous dans la fiction, nous ne savons rien qu’elle ne sait pas, et nous avons accès aux péripéties en même temps qu’elle. Je travaille sur la précision du temps qui passe, sur l’expérience du temps de Zed, sa perception trouble, qui tente d’injecter dans le texte sa théâtralité, un présent, une dimension performative dans le simili temps réel de cette fiction de 3h58 jusqu’au lever du jour, dans une temporalité quelque peu ralentie, déréalisée, d’une durée passée à scroller, temps qu’on aurait trop vite fait de qualifier comme hors de l’existence, mais qui agit pourtant comme une temporalité de l’extrême-soi, où l’être plonge son corps dans l’écran du smartphone, se plonge corps et âme et glisse dans le mouvement d’un parcours hypnotique. Un temps protocolaire, où les gestes s’entreprennent les uns après les autres, jusqu’à aller vers la catastrophe quand le jour se lève. L’ensemble de la pièce forme comme une petite tragédie cloîtrée dans une chambre, agie par la notion de trigger : le déclencheur (mais aussi la détente, la gâchette d’une arme à feu), ce qui provoque une réaction, ce qui agit sur soi ou sur l’autre comme une balle qui transperce. Bringuebalé de photos en articles, de chansons en vidéos pornographiques, comment réagit un corps à la densité du flux ? Réagit-il encore ou s’anesthésie-t-il complètement ? Et qu’est-ce qui déclenche la réaction : est-ce le trop ou un détail, un vide au milieu du plein, ou bien l’adresse directe ? Et comment se défendre ? Le trigger warning, qui donne son nom à la pièce, est une pratique répandue dans les réseaux sociaux et les médias féministes qui consiste en un avertissement écrit prévenant qu’un contenu (œuvre, article, post, vidéo) peut contenir des éléments susceptibles de déclencher ou réactiver un traumatisme psychologique à une personne. Cette arme du trigger est présente dans la deuxième partie du texte, un épilogue sous forme de poème aéré qui se déploie, comme écrit de la main de Zed. Une tentative d’issue qui voit émerger un tout autre type de langue. Une sorte de near death experience pour un corps criblé de balles virtuelles. Le virtuel étant ici un lieu pas moins réel que le « vrai monde », la « vraie vie », agi de voix, douces ou brutales, fédératrices ou destructrices. Une réalité certes parallèle, mais bel et bien concrète, dans laquelle les violences qui atteignent nos avatars ne sont pas détachées de nos intimités profondes, dans ce qu’elles ont de plus charnel, douloureux, organique, désirant – et politique.